Accueil Saison 2012 La genèse de la pièce

La Politiques des Restes. Genèse de la pièce.

 

La Politique des Restes est née d’une observation clinique. Je n’en ai même pas inventé le titre. La « politique des restes », c’est ainsi que le malade décrit dans cette observation – faite par le Dr Minkowski – nomme sa propre psychose.

Quelle est cette psychose, en quoi consiste-t-elle ? Le malade ressent une violente angoisse devant la multiplicité des choses – il y a trop de choses dans le monde, trop de saisons, trop de jours dans les saisons, trop d’heures dans les jours, trop de trains, trop de tickets, trop de guichets où ces tickets sont poinçonnés… Il est affolé surtout par le nombre de déchets qu’impliquent tant de choses : restes d’eau ou de vin dans une carafe, cigarettes qui traînent pare terre sous forme de mégots ou de tabac de fait, sciures, pelures, écorces, excréments. Il en arrive à la conclusion que tous ces déchets lui sont réservés, qu’il doit les avaler tous, et il s’y refuse.

 

Cette observation clinique, telle quelle, malgré son intérêt, ne pouvait pourtant pas être un sujet complet de théâtre. Alors, j’ai imaginé … que cet homme effrayé, que ce malade, appartenait à la couche favorisée d’une société où la peur d’une prolifération est générale et engendre un comportement spécifique. J’ai choisi, en quelque sorte, l’Afrique du Sud, le pays de l’apartheid, où les Blancs tremblent devant l’excédent sans cesse grandissant de la population noire (le taux de mortalité infantile est certes supérieur chez les Noirs, mais quand tous les comptes sont faits …). Et j’ai imaginé la transformation de la névrose personnelle en névrose collective. Pris dans son milieu, manœuvré par surcroît, le personnage central, Johnnie, passe de la frayeur des déchets à la frayeur des Noirs. S’il y a beaucoup de déchets, il y a beaucoup de Noirs, et de là à croire que ce sont les Noirs, précisément, qui déposent les déchets, il n’y a qu’un pas à franchir. Ce pas, Johnnie le franchit, et il tue un Noir.

 

L’histoire aurait pu s’arrêter là. Mais si je voulais montrer qu’en terrain favorable, le plus faible – en  l’occurrence le plus malade – est aussi le plus meurtrier, je voulais montrer aussi  que ce meurtrier jouit de l’impunité tant que sa classe – ici, classe et race se confondent – est la plus forte. C’est pourquoi toute la pièce relate le procès, plus probant que le crime lui-même.

Voici le début de l’observation clinique présentée par le Dr Minkowski dans Le Temps vécu (chapitre intitulé : Données psychologiques et données phénoménologiques dans un cas de mélancolie schizophrénique).

« Il s’agit, chez un homme âgé de soixante-six ans, d’un délire mélancolique accompagné d’idées de persécution et d’interprétation très étendues.

« Le malade manifeste des idées de ruine et culpabilité. Etant d’origine étrangère, il se reproche de ne pas avoir opté jadis pour la France ; il y voit un crime sans pareil ; il prétend aussi ne pas avoir payé ses impôts et ne plus avoir le sou. Un châtiment atroce l’attend pour ses crimes. On coupera bras et jambes aux siens et on les exposera ensuite tout nus dans un aride terrain vagues. Il subira le même sort ; on lui enfoncera un clou dans la tête et lui versera toutes sortes de saletés dans le ventre ; mutilé de la façon la plus épouvantable, il sera conduit, en grand cortège, à une foire et condamné à vivre, couvert de vermine, dans une cage avec des fauves ou avec des rats dans les égouts, jusqu’à ce que mort s’ensuive. Tout le monde est au courant de ses crimes et connaît le châtiment qui l’attend ; tout le monde d’ailleurs, à l’exception de sa famille, y prendra part d’une façon ou de l’autre. On le regarde d’une façon particulière dans la rue, les domestiques sont payés pour le surveiller et lui nuire, tous les articles de journaux le visent, des livres ont été imprimés exprès contre lui et les siens. Le corps médical est à la têt de ce vaste mouvement dirigé contre lui.

« A ces idées de ruine, de culpabilité, de châtiment imminent et de persécution viennent se joindre des interprétations d’une étendue vraiment surprenante. C’est « la politique des restes », comme il dit, politique qui a été instituée spécialement pour lui. Tous les restes, tous les déchets sont mis de côté, pour lui être introduits dans le ventre un jour, et cela dans l’univers entier. Tout y passe sans exception : quand on fume, il y a la cendre, l’allumette usée et bout de cigarette qui restent, à table, ce sont les miettes, les noyaux de fruits, les os de poulet, le vin ou l’eau qui restent au fond des verres qui le préoccupent ; l’œuf, c’est son pire ennemi comme il dit, à cause de la coque ; c’est aussi l’expression de la grande colère de ses persécuteurs. Quand on coud, il y a les bouts de fils et les aiguilles. Toutes les allumettes, les ficelles, les bouts de papier, les morceaux de verre qu’il voit, en se promenant dans la rue, lui sont destinés. Ensuite viennent les ongles et les cheveux coupés, les bouteilles vides, les lettres et les enveloppes, les billets de métro, les bandes de journaux, la poussière qu’on apporte en rentrant sur ses souliers, l’eau des bains, les déchets de cuisine, les déchets de tous les restaurants de France, etc. Puis ce sont les légumes et les fruits pourris, les cadavres des animaux et des hommes, le purin de cheval, l’urine, les matières. Qui dit pendule, nous déclare-t-il, dit aiguilles, rouages, ressort, boîte, poids, clef, etc., il devra avaler tout cela. Ces interprétations ne connaissent, au fond, point de bornes ; elles portent sur tout, absolument sur tout ce qu’il voit ou ce qu’il se représente. Il n’est guère difficile de se rendre compte que, dans ces conditions, la moindre chose, le moindre geste de la vie quotidienne sont tout de suite interprétés comme actes hostiles à son égard. »

Arthur ADAMOV, Ici et maintenant (Pratique de théâtre), Gallimard 1964, p.152-155.

 
Copyright © 2024 Steene Théâtre. Tous droits réservés.
Joomla! est un logiciel libre sous licence GNU/GPL.